De toutes les guerres qui ont meurtri le XXe siècle, la première est celle qui a été le moins souvent représentée dans les séries télé. La Grande Guerre doit pour l’instant se contenter d’une petite place sur nos écrans de télévision. Cela est d’autant plus dommage qu’elle est un conflit d’une fascinante complexité et dont l’étude historique se révèle d’une troublante richesse.
Alors que l’on marque cette année le centenaire de son déclenchement, des productions commencent à apparaître, comme The Crimson Field sur la BBC, et Ceux de 14 qui sera bientôt diffusée sur France Télévisions. A regarder après avoir absorbé les cinq épisodes du superbe documentaire Apocalypse présenté sur le service public.
La Première guerre mondiale a cette particularité d’être le premier conflit industriel, le premier carnage des temps modernes qui a concerné l’ensemble des continents et ne s’est pas cantonné aux seules tranchées de l’est de la France, même si ce sont elles qui restent imprimées dans les mémoires collectives comme les terrifiantes synecdoques de ce suicide européen.
Il y a deux manières de regarder cette période de l’histoire marquée par les erreurs de la hiérarchie militaire, la folie meurtrière du commandement, son mépris des vies humaines et sa détermination à gagner à tout prix. Rien d’autre n’était envisageable que la victoire, pour l’un et l’autre camp.
La première manière est d’illustrer et d’étudier la contrainte que l’autorité a fait peser sur les soldats, comment elle les a maintenus dans la peur d’être fusillés en cas de désertion ou de rébellion. Comment le pouvoir a écrasé et imposé et comment les hommes de la base ont tenté, tant bien que mal de s’opposer à l’entêtement devastateur de leurs chefs. On pense aux Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick.
La deuxième, certainement plus subtile, qui convient sans doute mieux au développement en forme sérielle, consiste à comprendre ce qui a fait tenir ces hommes lancés jour après jour à l’assaut du camp adverse avec pour seule certitude que le front ne bougerait pas, qu’il n’y aurait pas de vainqueur ce jour-là, ni le jour suivant, ni encore celui d’après. Il s’agit de comprendre quelles étaient leurs motivations face à une mort quasiment certaine, qu’est-ce qui les faisait admettre et supporter des conditions inhumaines. La contrainte ne pouvait sans doute pas y suffire. Le fol espoir d’une lumière au bout du tunnel, d’une « der des der », d’une guerre pour mettre fin à toutes les guerres à venir, les notions aujourd’hui désuettes d’honneur, de sacrifice et de solidarité. Sans doute.
C’est cet aspect que The Crimson Field explore dans ses deux premiers épisodes. La série en six parties que l’on doit à Sarah Phelps (qui a récemment adapté Great Expectations de Charles Dickens) livre un portrait en nuances de cette guerre. Elle nous rappelle d’abord que contrairement à celles qui l’ont précédée et à celle qui lui a succédée, la Première guerre mondiale sur le front de l’Ouest a été pour l’essentiel une guerre immobile.
Sa particularité fut d’avoir, quatre années durant, un conflit au front et une vie civile à l’arrière, les deux étant intimement liés et constamment en relation sans que l’arrière puisse directement voir et connaître l’atrocité des combats autrement que par les témoignages, fréquemment autocensurés, d’abord des blessés puis ensuite des permissionnaires. La jonction entre ces deux mondes s’accomplissait dans les hôpitaux de campagne, là où étaient soignés les soldats avant, soit d’être démobilisés, soit renvoyés dans la tranchée.
The Crimson Field relate les aventures de quatre jeunes femmes qui s’engagent comme infirmières volontaires dans un de ces hôpitaux installés en France puisque les Anglais y combattaient, notamment dans le Nord et la Somme, et autour d’Ypres en Belgique. On pense immédiatement à une autre série britannique Call The Midwife (les premières scènes sont très similaires), mais la comparaison ne s’impose nullement tant les deux fictions divergent rapidement.
La première bonne idée de Sarah Phelps est de ne pas mettre en scène les affrontements, mais de dévoiler leurs conséquences, leurs résultats bien tangibles et irréparables. Le parti pris est celui de la diffusion de l’horreur qui ne se cantonne pas à la seule zone des combats mais qui gagne de proche en proche toutes les strates de la population pour aboutir à un traumatisme universel. Downton Abbey avait suivi une approche similaire (la guerre vue de l’arrière), mais pas en s’aventurant aussi près.
La deuxième bonne idée est d’avoir montré le quotidien de la troupe meurtrie au travers du regard des femmes. Ce sont elles les premières spectatrices de la destruction des hommes. Et c’est là que The Crimson Field prend toute sa subtilité. On s’attend à des mutilations, des gueules cassées, des membres amputés, des malades hurlant sous la douleur. On s’attend moins à des femmes affectées par une sorte de contagion de l’horreur.
Il n’y a pas de misérabilisme, pas de mère courage héroïque au grand cœur, pas d’infirmière maternelle. Seulement des femmes qui se sont engagées, qui ont une mission et qui tentent de l’accomplir chacune à sa manière, même si cette manière n’est pas idéale. Leur principale motivation est le devoir, elles ont d’abord pour elles d’être là et c’est l’essentiel.
On retrouve dans le casting Hermione Norris qui joua plusieurs saisons dans Spooks et Oona Chaplin. Cela rappelle China Beach (série de la fin des années 80) qui abordait la guerre du Vietnam à travers le regard des femmes dans un hôpital d’évacuation, mais dont les personnages restaient ultra-stéréotypés. Vingt ans plus tard, les psychologies sont plus fouillées, pour notre plus grand bonheur de spectateur, et notre mémoire de descendant de ces hommes et de ces femmes victimes et témoins de souffrances inhumaines.
(Photo BBC.)