-
In French: Austen Power
Austen Power
23 FÉVRIER 2015Elles connaissent par cœur les ouvrages de Jane Austen, écrivent à la plume, participent à des tea time, décortiquent chaque épisode de «Downton Abbey» : les «Janéites» sont accros à l’univers austenien.«ll y a le sac en tissu “Keep Calm and Read Jane Austen”. Quelques badges. Des aimants. Un jeu de tarot. Des cartes postales. Des carnets et aussi la figurine en plastique, qui vient directement de la ville de Bath. Elle est affreuse, mais drôle. »Alice, 32 ans, directrice d’un site d’e-commerce, s’amuse à faire le décompte. Dans son appartement marseillais, elle possède 80 «austeneries». Elle a créé ce néologisme afin de désigner ces livres et objets autour de sa romancière préférée. Blogueuse influente dans sa communauté (1) et lectrice passionnée, Alice est une « janéite », une amatrice de l’œuvre de Jane Austen.
DR
Alors qu’on célèbre en 2015 les 200 ans de la parution d’Emma et qu’un coffret en Pléiade (2) vient inscrire définitivement la romancière britannique au panthéon de la littérature, le culte austenien n’a jamais été aussi important. Au premier semestre 2014, plus de 9 000 exemplaires d’Orgueil et Préjugés se sont vendus en France ; et plus de 400 000 exemplaires se sont écoulés en dix ans. Des chiffres conséquents pour un roman publié en 1813, alors que la littérature classique britannique ne passionne guère les Français.
Au Salon du livre de Paris, depuis 2013, se tient un stand dédié aux «austeneries». On y trouve en premier lieu les œuvres de la romancière, mais celles-ci n’étant que sept, les janéites se rabattent rapidement sur ce qu’on appelle la littérature «para-austenienne».
BOIRE DU THÉ ET VALSER AVEC DES GENTLEMEN
Ce sont des romans «inspirés de», des adaptations, des réécritures, des histoires d’amour fidèles à «l’univers», comme disent les janéites, de l’écrivain. Chick-lit façon régence ou romances géorgiennes, la production est pléthorique. On y trouve même du roman épistolaire, comme dans Cher Mr Darcy d’Amanda Grange, ou de la romance érotique inspirée d’Amanda Steele, avec Cinquante nuances de Mr Darcyde Tessa Clayton. Les amatrices du Journal de Bridget Jones préféreront sans douteCoup de foudre à Austenland de Shannon Hale, calqué sur le roman d’Helen Fielding (en moins amusant): on y suit les péripéties d’une trentenaire « célibattante », débarquant dans un château afin de trouver l’amour. Enfin, véritable classique cité par plusieurs janéites, le Rêve de Mr Darcy d’Elizabeth Aston, arbore une couverture avec une réplique de Pemberley, la célèbre bâtisse d’Orgueil et Préjugés.
Renée Zellweger dans «Le journal de Bridget Jones» de Sharon Maguire 2001. © Studiocanal
Quand elles ne lisent pas des romans sentimentaux publiés chez l’éditeur Milady, les janéites se payent un aller-retour à Bath, dans le sud-ouest de l'Angleterre, direction le Jane Austen Centre. Sa boutique-souvenirs (3) y propose foultitude de gadgets: plumiers, carnets, aimants à frigo, tasses, sacs… Best-seller de la boutique, la «Jane Austen action figure», une figurine en plastique qui représente la romancière en caraco rose (et la boîte d’annoncer fièrement les accessoires inclus: «Un livre et une plume!»).
Aishwarya Rai Bachchan dans «Coup de foudre à Bollywood»de Gurinder Chadha en 2004. DR
Tous les ans, en septembre, se tient un festival dédié à l’auteur, où l’on peut boire du thé, parler de Northanger Abbey et de la BBC, porter des robes vintage et valser avec des gentlemen. «Notre dernière édition a été un grand succès, se félicite David Lassman, du Jane Austen Centre. La fréquentation est exponentielle depuis la création du festival, il y a quatorze ans. En 2014, on a vendu 3 500 billets.»
Les janéites se captivent également pour la série Downton Abbey, pourtant loin d’être contemporaine d’Austen: la première saison s’ouvre sur le naufrage duTitanic. Et que dire de l’adaptation au cinéma d’Orgueil et PréjugésetZombies, film qui mélange romance et attaques de morts-vivants et qui rappelle, par son incongruité, Abraham Lincoln, chasseur de vampires? La version zombie friendly de l’œuvre la plus célèbre d’Austen, qui suscite beaucoup de curiosité chez les janéites, sortira dans le courant de l’année, avec Sam Riley dans le rôle de Mr Darcy (dans un registre différent, on avait découvert ce comédien en Ian Curtis dans Controld’Anton Corbijn).
« UN AUTEUR SOUS-ÉVALUÉ EN FRANCE »
Jane Austen en figurine plastique, Pemberley hantée par des zombies… on est en droit d’esquisser un sourire. Cela dit, Jane Austen a toujours suscité un vif engouement. «Dès sa mort en 1817, elle est citée comme étant l’une des attractions touristiques de la cathédrale de Winchester, dans le Hampshire, où elle fut enterrée[avec les premiers rois d’Angleterre, ndlr], explique Claudia Johnson, spécialiste de l’écrivain et professeur de littérature anglaise à l’université de Princeton (New Jersey). Elle a toujours été un phénomène commercial, elle a toujours été canonisée, comme Shakespeare.»
Le terme «janéite» lui-même, inventé par un universitaire britannique, a été popularisé par Rudyard Kipling. En 1924, sa nouvelle les Janéites mettait en scène un groupe de soldats de la Première Guerre mondiale fans d’Austen… « Selon les époques, reprend Claudia Johnson, il y a plusieurs raisons et différentes manières d’admirer son œuvre. L’Angleterre victorienne l’aimait pour sa propension à raconter un monde rassurant, fait de cottages et de conventions sociales ; un monde moins effrayant que celui de la révolution industrielle. Plus tard, les modernistes comme Virginia Woolf aimeront son ironie, son mordant, et sa finesse psychologique. Lors de la Seconde Guerre mondiale, elle représente la quintessence de l’Angleterre, alors sous la menace. Et ainsi de suite…»
Alicia Silverstone, héroïne de Clueless d’Amy Heckerling en 1995.
Il est toutefois surprenant de voir le pays de Voltaire succomber à cette vogue austenienne, faite de mariages de raison et de gentlemen sexy qui débarquent dans le comté. «En France, on a plutôt tendance à aimer le bruit et la fureur, de Byron à Faulkner – ou alors les sœurs Brontë», avance Laurent Folliot, maître de conférences en littérature britannique à la Sorbonne. De fait, l’œuvre d’Austen a longtemps été méconnue en France. Voire considérée comme de la romance améliorée.
«Une vision réductrice de son art a tendance à la montrer comme un écrivain décrivant uniquement les vicissitudes de la courtisanerie et les relations entre garçons et filles. Or c’est plus subtil que cela», estime Claudia Johnson. Signe de cette relative indifférence française, la première parution en Pléiade de ses livres date de 2000. « C’est un auteur sous-évalué en France. Ajoutons que de manière générale, la littérature britannique est peu connue chez nous – si l’on excepte celle de Shakespeare », observe Laurent Folliot.
FIÈVRE AUSTENIENNE
Mais tout a changé dans les années 90. Pour Claire (4), nul doute possible, « il y a un avant et un après 1995 », énonce la jeune femme en portant son gobelet de thé aux lèvres. Cette ex-enseignante et janéite passionnée fait référence à l’immense succès de l’adaptation de la BBC d’Orgueil et Préjugés, avec Colin Firth dans le rôle de l’hidalgo du Derbyshire. Six épisodes de cinquante minutes qui ont déclenché une épidémie mondiale de fièvre austenienne.
Claire était autrefois une inconditionnelle de Raymond Queneau – au point de traverser la Méditerranée afin d’assister à un colloque sur l’auteur des Fleurs bleues.Aujourd’hui, elle est mère de trois enfants et janéite pendant son temps libre. Elle aime beaucoup de choses chez l’auteur d’Emma, mais la première, dit-elle d’une voix douce, c’est son «féminisme». Les janéites se disent sensibles à ses dénonciations soft des lois sexistes de l’époque où les héritiers mâles étaient privilégiés. Elles sont le point de départ de deux de ses romans: Orgueil et Préjugés et Persusasion (c’est également le point de départ de la série Downton Abbey).
Comme ses amies janéites, Claire apprécie particulièrement l’ironie d’Austen, la vivacité d’esprit de ses héroïnes, des femmes déterminées et mordantes. Ce que confirme Claudia Johnson: «Austen ne se laisse jamais emporter par les sentiments. Il y a quelque chose de puissant là-dedans. Lorsque ses personnages sont bouleversés ou en colère, ils ne sont pas pour autant muets et démunis ; ils conservent leur allant, leur esprit.» Au fond, on comprend mieux le sens de l’inscription du très prisé sac en toile «Keep Calm and Read Jane Austen»: c’est l’arme de dérision massive des janéites, et le parfait symbole du flegme britannique en toutes circonstances… fut-il teinté de rose.
(1) Le blog d’Alice: Jane Austen is my Wonderland(2) «Œuvres romanesques complètes I, II», de Jane Austen. Traduit de l’anglais par Pierre Arnaud, Pierre Goubert, Guy Laprevotte et Jean-Paul Pichardie. Édition publiée sous la direction de Pierre Goubert. Bibliothèque de la Pléiade, 2 560 pp., 114,50 €.(3) Le site du Jane Austen Centre (4) La page Facebook de Claire: «Jane Austen lost in France».Et lire aussi les Sautes d’humour de Jane Austen, compilation publiée chez Payot, 160 pp., 12 €.
AU CINÉMA
Le Journal de Bridget Jones de Sharon Maguire (2001). Helen Fielding, l’auteure du best-seller lu et approuvé par une génération de «célibattantes», ne s’est jamais cachée d’avoir écrit une adaptation nineties d’Orgueil et Préjugés. Mark Darcy, gentleman riche et arrogant au départ, sexy et cœur d’or à la fin, est la copie conforme du «Mr Darcy» du roman. L’acteur Colin Firth, qui a interprété les deux personnages à l’écran, est devenu à jamais «Darcy» auprès des janéites.
Clueless d’Amy Heckerling (1995). Ce film, directement et ouvertement inspiré d’Emma, raconte la vie d’une jeune fille superficielle dans un quartier de Beverly Hills (jouée par Alicia Silverstone). De l’avis de bien des janéites, ce film est une totale réussite – bien plus que les adaptations en costumes un tantinet ampoulées du même roman.
Coup de foudre à Bollywood de Gurinder Chadha (2004). Titre original : Bride and Prejudice. Madame Bakshi veut marier ses quatre filles… et ainsi de suite, mais à la sauce Bollywood (light, la sauce curry: on y parle anglais et non hindi, et les danses sont très édulcorées).
Tags: Jane Austen, Clueless, Bride & Prejudice, Bridget Jones
-
Comments