Bien avant que les intrigues politiques ne deviennent l’un des genres dominants des séries à succès (House of Cards, Scandal, Borgen, The West Wing, voire Game of Thrones), les Anglais se passionnaient déjà pour les petites trahisons des parlementaires et les pressions entourant le passage d’un projet de loi sournois.

En trois séries et trois décennies, ils ont mis au point une satire politique des plus affûtées, qu’ils exportent aujourd’hui aux Etats-Unis. Retour sur trois monuments télévisuels de la culture britannique.

«Yes, Minister» et «Yes, Prime Minister» (1980)

Diffusé sur la BBC entre 1980 et 1988 (le changement de titre évoquant l’évolution de la carrière du personnage principal), cette sitcom parodie le quotidien de Jim Hacker, ministre de la Fonction publique, et son incapacité à faire passer des réformes. Avant qu’il ne devienne, un peu par hasard et à la faveur de la démission du Premier ministre, le résident de Downing Street.

Plutôt libéral, se moquant des lourdeurs de la bureaucratie, de l’incompétence des élus et du corporatisme des fonctionnaires, le show remporte un énorme succès au cœur des années Thatcher. Selon ses biographes, la «Dame de fer» n’en ratait d’ailleurs pas un épisode. On voit bien la Première ministre britannique, qui voulait que l’Europe «lui rende son argent», sourire en regardant cette scène où le cabinet du ministre rage contre «Maurice de Bruxelles» qui impose à la Grande-Bretagne «l’euro-saucisse» aux normes de la Commission, mettant en péril la bonne vieille «british sausage».

 On retranscrira aussi pour le plaisir cet échange entre le Premier ministre Jim Hacker et ses membres de cabinet au sujet de la presse anglaise. Une classification pseudo-sociologique qui tient encore la corde trente ans plus tard.

— Pas la peine de m’expliquer ce qu’est la presse ! Je sais exactement qui lit les journaux. Le Daily Mirror est lu par des gens qui pensent qu’ils dirigent le pays, le Guardian par ceux qui pensent qu’il devrait diriger le pays, le Times par les gens qui dirigent réellement le pays et le Financial Times par ceux qui possèdent le pays […].

— Monsieur le Premier ministre, qu’en est-il de ceux qui lisent le Sun ?

— Les lecteurs du Sun se foutent bien de qui dirige le pays , du moment qu’elle a de gros nichons.

La série sera adaptée sous forme de feuilleton radiophonique pour la BBC à la même époque, et aura même droit à son jeu vidéo sur PC en 1987, où le gamer doit prendre des décisions gouvernementales sans (trop) chuter dans les sondages.

Yes Minister connaîtra une tentative de reboot en 2013, sans le même succès. Matrice des satires à venir, les créateurs de Yes Minister peuvent se vanter d’avoir su passionner les Rosbifs pour les bassesses de Westminster et du fameux numéro 10.

«House of Cards» (1990)

En apparence plus sérieux mais tout aussi mordant, voire carrément acide, House of Cards est une minisérie en 4 épisodes, produite là encore par la BBC, en 1990. Fortement inspiré par les mémoires de Michael Dobbs, le chef de cabinet des conservateurs dans les années 80, le feuilleton dépeint la paranoïa généralisée régnant à Westminster, quelques semaines après le mini-coup d’Etat interne des Tories qui a poussé Margaret Thatcher hors de Downing Street.

Les premières images du générique sont à ce sujet très explicites : «Même la plus tenace des pluies doit bien s’arrêter de tomber un jour», lance le machiavélique chef de la majorité parlementaire Francis Urquhart, retournant le portrait de Maggie avant se lancer dans la sélection impitoyable de son successeur.

Le show suit le parcours de cet orfèvre de la mécanique législative, spécialiste ès coups tordus. Ses monologues cyniques face caméra seront repris par Kevin Spacey dans la tardive transposition de la série au Congrès américain, par David Fincher en 2013, devenue depuis la première fiction à succès de Netflix.

«The Thick of It» (Au cœur de l’action)

Incontestablement, le sommet du genre. En 2005, le scénariste écossais Armando Iannucci, à qui l’on devait déjà le so british Alan Partridge de Steve Coogan, décide de créer un Yes, Minister à l’ère des communicants tout-puissants, du temps du New Labour et de l’avènement de Tony Blair. C’est le début d’une des sitcoms les plus réussies de la BBC, qui en produira quatre saisons (ainsi qu’un film dérivé ) jusqu’en 2012.

Filmée caméra au poing dans un style documentaire nerveux, la série aux dialogues ultra-ciselés (généralement, une vanne par réplique) dépeint l’hystérie qui règne dans les cabinets ministériels, où l’intérêt public est souvent perdu de vue au profit des coups de com et des carrières fulgurantes.

Au cœur de ce maelström permanent, le personnage de Malcolm Tucker, l’omnipotent spin-doctor travailliste dont le pouvoir s’étend jusqu’à lui permettre de virer lui-même les ministres «qui ne tiennent pas la ligne». Fortement inspiré de la personnalité d'Alastair Campbell, le chef de la communication de Tony Blair entre 1997 et 2003, qu’on surnommait alors le «Dark Vador de Downing Street» (il conseille aujourd’hui Ed Miliband).

Les déchaînements de violence verbale de Tucker – «le Dali de l’insulte» – sont devenus cultes outre-Manche (il n’y qu’à voir le nombre de compilations YouTube de ses plus sauvages engueulades). Sa première réplique dans la série donne la couleur : «Ce type est totalement inutile. Aussi inutile qu’un gode à la pâte d’amande.» Mieux, l’un de ses néologismes, «omnishambles», pour décrire un désastre total – entrera dans le débat public quand il sera repris par Ed Miliband au Parlement pour dénoncer le budget de George Osborne en 2012. «Mot de l’année» selon le Oxford Dictionnary, il entre formellement dans la langue de Shakespeare en 2013 et est désormais régulièrement utilisé en politique. Le rôle de Tucker fera de son interprète, l’Ecossais Peter Capaldi, un «trésor national», comme les Anglais aiment à dire, ce qui lui vaut aujourd’hui d’incarner le fameux Doctor Who dans la série culte de la BBC.

L’autre grande qualité de The Thick of It est son réalisme, vanté y compris par les petites mains des ministères eux-mêmes. Inspiré à ses débuts des scandales du moment, la série a aussi anticipé de vraies mesures, comme la proposition des Tories de mettre fin aux petits-déjeuners gratuits dans les écoles pour les boursiers.  Jeremy Paxman, le redoutable intervieweur de la BBC, s’est pris au jeu en jouant son propre rôle dans la série, ruinant la carrière d’un des secrétaires d’Etat (fictionnel) mal préparé. Une scène qui se reproduira presque mot pour mot quelques mois plus tard dans la réalité, lors de l’interview catastrophique de la Junior Minister à l’Economie, Chloe Smith.

En 2009, In the Loop, spin-off de la série sur grand écran, «documenté et grinçant» selon Libé à l’époque, s’attaque avec férocité aux circonstances ubuesques ayant amené à l’opération militaire anglo-américaine en Irak, avec feu James Gandolfini dans le rôle du général américain pacifiste.

Iannucci développera un peu plus sa marque en créant Veep en 2012 pour HBO. Sur le même format que The Thick of It, la série (actuellement au milieu de sa quatrième saison) décrypte avec la même gourmandise les ressorts de la Maison Blanche et du Congrès américain, avec Julia Louis-Dreyfus dans le rôle de la vice-présidente dont l’ambition dévorante n’a d’égal que sa propension aux bévues politiques.